Une chambre en soi : « La chambre de Kafka »

2006 Jack Vanarsky

Installation

L'œuvre

Tout homme porte une chambre en lui
Franz Kafka


Une chambre. [1] Pas une de celles où Kafka a vécu et écrit, où il essayait de s’isoler et de se concentrer ; non plus la pièce où rampe Grégoire Samsa ou bien celle où l’on vient chercher Joseph K. pour accomplir sa sentence.
Ici, c’est une tentative de visite de sa chambre intime, non pas celles où il a habité mais celle qui l’habitait lui-même. Au début, il n’y eut que la réunion de thèmes autour desquels je tournais, dans mon travail de sculpteur : des livres, des oreilles, des chapeaux, des fenêtres, des vieilles portes, des tables, des chaises. Ils rencontraient ceux de l’écrivain. De quoi faire une chambre. Je regardais, sur des photos, ses grandes oreilles décollées. J’ai fait le portrait de celle de droite, démesurément agrandie, passant par la fente entrouverte d’une porte trop étroite (porte qui, trouvée dans la rue, me suivait sans emploi, depuis longtemps, d’atelier en atelier). Cette oreille est tout ce que l’on voit du corps de Franz K.  Se trouvant encore à l’extérieur de sa propre chambre, il tend son écoute vers ce qu’il peut y avoir en elle de bruyant et de troublant. Ensuite, dans la chambre elle-même, qui s’offre au spectateur comme une scène de théâtre, tout se passe comme sous le regard de la caméra subjective, au cinéma. Le spectateur est supposé être lui-même à la place de Franz K, qui écrit sur un cahier que l’on voit remuer, comme l’on voit remuer le porte-plume planté dessus, mais non la main qui le guide. L’on voit aussi des pages arrachées qui s’envolent, et une chaise tirée en arrière et un livre jeté par terre et le chapeau-melon se suspendant indéfiniment à une patère et, enfin, le spectateur dans la peau de Franz K, se tournant vers la fenêtre et retrouvant son reflet démultiplié – celui de l’écrivain – sur le fond de la nuit de Prague. Ces éléments sont hors d’échelle, l’oreille est trop grande, la porte trop étroite, la chaise trop basse, le cahier trop épais, la fenêtre trop petite. Ils sont vus, peut-être, par quelqu’un qui souffre de vertige. Grégoire Samsa aurait pu les percevoir ainsi, mais Grégoire Samsa –la bête qu’il en est devenu – n’est pas représenté. Suivant l’avis de son créateur, je n’ai pas voulu commettre  cet excès.
De par la nature de leur mouvement, mes objets ne décrivent pas des actions. Décomposés en tranches successives qui se balancent à des lenteurs diverses, leurs contours deviennent  indécidables, pas plus en déplacement que ne l’est – ce n’est qu’un exemple – la montagne Sainte Victoire dessinée à petits traits parallèles par Cézanne. Dans la « chambre de Kafka », les objets sont figés, ondulant chacun dans un instant qui passe interminablement.
Ces instants ne sont pas simultanés. L’histoire qui les relie est décrite dans un texte affiché, rédigée à la manière des têtes de chapitre des romans d’aventures :
De comment Franz K., avant de pénétrer dans sa chambre, écoute les rumeurs et les murmures des êtres qui la hantent. Et de comment, assis à son bureau, il rédige ses manuscrits et des pages raturées, arrachées et déchirées, s’envolent. Et ce qu’il advient quand, s’étant approché d’une fenêtre pour regarder la ville, la nuit, la vitre lui renvoie le reflet de son visage. Celle-ci serait la chambre de Kafka.


[1]  Cette installation a été créée, dans une première version, pour l'exposition « Métamorphoses de Kafka », au Musée de Montparnasse,  2002, sur l'initiative de G-G Lemaire, commissaire de l'exposition, dans le cadre de la saison tchèque de l'AFAA. Elle a été exposée aussi, dans une nouvelle version au Centre Julio Gonzalez, Arcueil 2003, à ST'ART, Strasbourg,  et à la Foire d'Art Contemporain de Cologne, 2004.
[2]  « Le Siècle de Kafka » 1984.


Les Lettres Françaises, Supplément à l'Humanité, 28 février 2006.
© Atelier Jack Vanarsky